Modernisation de la Russie : Kalouga montre la voie

Publié le 14 mars 2018
Au sud de Moscou, loin des puits de pétrole, le gouverneur de la région se met en quatre depuis dix-sept ans pour attirer des investisseurs étrangers et diversifier les activités. Un modèle encore rare en Russie qui pourrait servir de modèle à Vladimir Poutine.

« Notez mon portable ! » C'est en donnant son numéro de téléphone mobile qu'Anatoli Artamonov a gagné la confiance de nombreux investisseurs, russes et étrangers. L'oblast de Kalouga, morne territoire de 30.000 kilomètres carrés a priori sans atouts à 200 kilomètres au sud de Moscou, a longtemps été connu pour sa seule usine soviétique d'allumettes. Avec un PIB multiplié par quatre depuis 2006, il est désormais cité en modèle pour son climat d'affaires et sa diversification économique.

« Nous produisons presque tout, sauf des montres ! », s'exclame Anatoli Artamonov, fier d'avoir attiré en dix ans quelque 880 milliards de roubles d'investissements (environ 19 milliards d'euros) et, à partir de presque rien, créé un tissu industriel vaste et varié. A divers stades de réalisation, plus de 190 projets sont encore en cours, dont la moitié implique des partenaires étrangers, choyés par le gouverneur.

Avec lui, c'est toujours business

Parmi les quelque 10.000 contacts figurant dans son téléphone : les dirigeants en Russie du français PSA. Six ans après l'ouverture de son usine à Kalouga , le constructeur vient d'y investir 70 millions d'euros pour que sa ligne, plus polyvalente, réponde aux nouvelles demandes d'un marché sortant péniblement de deux ans de récession.

« Quand on a une question ou un problème, on peut appeler le gouverneur, témoigne Christophe Bergerand, directeur de PSA en Russie. Avec lui, c'est toujours business », a-t-il confié aux « Echos », le 2 mars, en marge du lancement de la ligne modernisée qui, en plus des C4 et 408, assemble désormais des Jumpy. Après la France, la Russie est le deuxième pays produisant ce nouveau fourgon.

Tissu de sous-traitants

Le gouverneur ne se contente pas de couper les rubans d'inauguration. En six mois, il est venu quatre fois sur le site de PSA, coentreprise avec Mitsubishi. La direction raconte qu'il est intervenu pour les contrats de support. Allusion à la gageure imposée par le Kremlin à tout constructeur étranger de localiser sur place une partie croissante de l'approvisionnement. Kalouga a notamment favorisé la création d'un cluster automobile avec, autour des usines PSA, Volkswagen et Volvo, un tissu de sous-traitants. Près de 40 % du contenu de Jumpy est ainsi localisé (en valeur).
« Hélas, pas encore de pièces lourdes comme le moteur, mais, notamment, les pare-chocs et une partie de l'habillage intérieur, qui, du coup, pourraient être exportés d'ici vers l'usine française », précise Henry Langovist, l'ingénieur chargé de la modernisation de l'usine. Les trois quarts des nouveaux fournisseurs sont basés à Kalouga.

Procédures simplifiées

PSA n'est pas le seul groupe français, loin de là. « A Kalouga, on s'est habitué à ce que tout se passe bien. On n'a même plus besoin d'appeler le gouverneur », sourit Georges Chichmanov, secrétaire général de L'Oréal en Russie. Afin d'étendre sa production locale, ajoutant les crèmes pour la peau aux soins capillaires, le groupe a investi plus de 20 millions d'euros et doublé la surface de l'usine ouverte en 2010.

Le leader des cosmétiques avait alors opté pour Kalouga et l'un de ses parcs industriels qui - une première à l'époque en Russie - offraient avantages fiscaux et connexions électriques mais surtout des procédures de décision simplifiées. Sans les multiples blocages qui, réels ou artificiels, servent trop souvent en Russie de prétextes aux pots-de-vin. « Jamais un fonctionnaire ici n'est venu à moi avec son projet de route ou d'équipe de foot. Ailleurs, dès qu'ils nous avaient vus prospecter, ils s'étaient précipités pour savoir ce qu'on pouvait leur construire ou financer », ironise Georges Chichmanov.

Près de Moscou, bien connecté au réseau routier, doté d'une main-d'oeuvre compétente mais encore bon marché parmi son million d'habitants, Kalouga attire ainsi, grâce à ses autorités parlant anglais et pro-business. Dans la capitale régionale, mais aussi au siège de sa représentation à Moscou, maillon clef pour attirer les investisseurs, « ils pratiquent un langage de manager et non de bureaucrate. Quand les fonctionnaires d'autres régions sont dans les papiers, ceux de Kalouga sont dans l'action »,compare Florence Gervais d'Aldin, qui y a développé avec succès une serre de production de roses.

Prochaine inauguration française à Kalouga, en mai : l'investissement de 45 millions d'euros de Total pour son usine de lubrifiants automobiles, actuellement en chantier sur l'un des 12 parcs industriels de la région.

Vieux démon de la corruption

Kalouga n'échappe néanmoins pas aux vieux démons de la corruption. Après avoir identifié 50 sites possibles en Russie, Lafarge a choisi cette région, payé pour la carrière et la licence d'exploitation ; mais son projet d'usine a bien failli capoter. A cause de l'épouse de l'ex-maire de Moscou, femme d'affaires au bras long tout autour de la capitale. Alliée à un concurrent cimentier russe, elle voulait empêcher l'attribution du terrain à l'usine française.

« C'est là que la personnalité d'Anatoli Artamonov joue. Il est humble, discret et simple d'apparence, mais tout sauf un naïf. Il connaît le système de corruption et sait s'en sortir », se souvient une source chez Lafarge, présente dans les coulisses avant l'inauguration en 2014. Après avoir eu des sueurs froides, le gouverneur a fait plier l'épouse du maire en convertissant une forêt en terrain industriel pour l'usine, aujourd'hui site prospère de LafargeHolcim et fournisseur clef de la région.

Bons contacts au Kremlin

Le soutien personnel d'Anatoli Artamonov, et son réseau, peut donc s'avérer salvateur. « Il a l'oreille du gouvernement et de l'administration présidentielle », rappelle-t-on chez PSA. Si la récente cérémonie d'inauguration de la ligne modernisée du constructeur a commencé en retard, malgré l'arrivée à l'heure du gouverneur, c'est qu'à huis clos « a eu lieu avant une importante discussion entre lui et nous ». Alors qu'à Moscou le gouvernement travaille aux futures règles de localisation imposées aux investisseurs étrangers, « Artamonov peut nous servir d'intermédiaire pour défendre nos arguments », glisse cette source.

« Non seulement le gouverneur a de bons contacts à Moscou mais il sait aussi s'entourer de jeunes à fort potentiel, qui, formés à Kalouga, sont ensuite des relais au niveau national », explique un autre investisseur européen. En côtoyant Anatoli Artamonov, il assure avoir pris des leçons de management « lorsqu ['il l'a] vu motiver, organiser et déléguer à ses équipes ».

Copié avec plus ou moins de succès dans d'autres régions, le gouverneur mobilise autour de deux mots d'ordre : climat d'affaires et diversification. « Notre objectif : le moins de bureaucratie possible ! », résume Anatoli Sotnikov, directeur de l'agence régionale pour l'innovation, coeur de la structure publique pour les investissements. « En Russie, il faut en moyenne deux ou trois ans pour construire une usine. Chez nous, un an. Avec seulement deux mois pour les autorisations contre douze dans la région de Moscou. »

Diversification des activités

Le secteur automobile, première étape de l'industrialisation régionale, compte aujourd'hui pour 40 % de son économie, mais n'est plus que l'un de ses quatre clusters. Une diversification visible le long des routes, où, parmi 3.000 entreprises industrielles et 40.000 PME, s'alignent usine de produits chimiques, biscuiterie, centre métallurgique, fabrique d'aliments pour chiens... « Il est vital de ne pas dépendre d'une seule industrie », insiste Anatoli Artamonov.

Après plus de 90 nouvelles usines déjà ouvertes en dix ans tous secteurs confondus, une nouvelle priorité a été identifiée : l'industrie pharmaceutique. Les investisseurs commencent à venir. « La Russie du médicament émerge. Ici, nous avons trouvé les meilleures conditions pour nous implanter. Un jour, j'ai dû appeler le gouverneur. Il a tout de suite débloqué le passage de nos camions retenus aux douanes à la frontière », raconte Antonio Marchi, de la société italienne Palladio, qui vient d'investir 10 millions d'euros pour la première phase de son usine d'empaquetage de médicaments.

Boom de l'agroalimentaire

Ingénieur agricole, ex-directeur de sovkhoze, Anatoli Artamonov veut aussi booster l'agro-cluster, qui représente déjà 10 % de l'économie régionale. Profitant des aides de Moscou octroyées en plein embargo russe sur l'agroalimentaire occidental, réplique du Kremlin aux sanctions européennes et américaines depuis la crise ukrainienne, les exploitations se sont multipliées dans la campagne de Kalouga : serres de légumes, plantations de fruits, élevages de truites ou de crevettes et... fermes laitières.

« Nous en avons ouvert deux en 2017, deux suivront en 2018. Avec déjà 50.000 vaches dont 10.000 à Kalouga, nous nous étendons dans toute la Russie, mais c'est ici que les autorités décident le plus vite », confie Stefan Dürr, l'Allemand derrière la société d'investissement agricole EkoNiva.

« Prêt pour toute mission »

A bientôt soixante-six ans, le gouverneur de Kalouga parle de retraite. En poste depuis 2000, il est un des rares leaders régionaux à avoir échappé aux vagues de remplacements orchestrées par le chef du Kremlin. D'aucuns lui prédisent même un poste dans la future équipe économique de Vladimir Poutine.
« Je ne demande rien mais suis prêt pour toute mission », se contente-t-il de répondre. Libéral dans l'âme, manager reconnu, il se garde bien de commenter les méfaits de la longévité du régime autoritaire de Vladimir Poutine. « Il est unique et c'est intéressant de travailler avec lui. Chacun à son poste, nous sommes tous les deux au pouvoir depuis plus de dix-sept ans... », relativise Anatoli Artamonov, qui, inlassablement, préfère revenir sur Kalouga. « Je suis si chanceux de ne pas avoir de pétrole dans mon sous-sol ! Sinon, j'aurais été un gouverneur paresseux... », ironise-t-il, sans citer personne. Mais il n'en pense pas moins.

A Moscou et dans les régions sibériennes riches en or noir, la mentalité de l'élite a en effet peu changé malgré tous les beaux discours sur la modernisation d'une économie nationale toujours trop dépendante des hydrocarbures : 30 % du PIB, 50 % du budget de l'Etat.

Sérieusement mis à mal par la stagnation menaçant la Russie, le modèle devra être bousculé par Vladimir Poutine, sûr de gagner la présidentielle du 18 mars mais vague sur sa stratégie de relance industrielle. Alors que la Russie peine à dépasser les 2 % de croissance, loin des objectifs, Kalouga avec ses + 12% dans l'industrie et + 10% dans l'agroalimentaire l'an passé, pourrait montrer la voie.

Source: LesEchos